par Serge Tarassenko
Dans la Bible, en somme, l’histoire de l’homme – pensée par Dieu -
s’enroule autour d’un « devenir » qui a commencé par une chute, et s’achèvera
dans une rédemption totale.
Ainsi, la créature humaine, formée et créée tout
à la fois, est invitée à entrer dans une longue marche qui doit déboucher sur
une finalité qui est Christ lui-même, le Christ de l’univers bien sûr, « en qui et
pour qui sont toutes choses » (1), comme l’écrira l’apôtre Paul. Un Christ qui a
dépassé la nature humaine pour ouvrir les portes de la perfection à l’homme.
La longue marche, pour l’homme, débouchera dans la poursuite d’une chimère insaisissable, car il sera toujours tenté de rechercher son identité et de s’affirmer. En effet, après avoir pleinement réalisé qu’il ne fait qu’aboutir à une projection de lui-même – qu’il s’agisse du fruit de sa perception intellectuelle de l’Univers ou de ce qu’il croit être sa perception de Dieu à travers ses religions – il n’a plus d’autre choix : ou il perpétue cette vanité en décrivant un autre cercle qui le ramènera tout aussi inexorablement au point de départ, ou il constate son impuissance à atteindre le réel et crie, de tout son être, vers celui qui l’interpelle au fond même de ce gouffre. Le sens de cette vanité et de ce vide est d’amener l’homme au seul point de rencontre possible entre Dieu et lui, c’est-à-dire à une croix, la croix du Christ, point de rencontre et de mise à mort de toutes les illusions, chimères et vanités du monde. C’est là que le Christ cosmique, devenu homme, rencontre l’homme fait pour devenir fils de Dieu. Ainsi, lorsque l’homme érige la « vanité » en dieu, non seulement il se soustrait à la lumière relative du message que délivre cette vanité, mais il entre dans l’obscurité totale de l’adoration de lui-même. Là réside le drame de la chute : l’homme s’adore lui- même, à travers ce qu’il pensera être la vérité intégrale, c’est-à-dire le monde issu de ses perceptions, qu’il s’agisse du rationnel de ses interprétations intellectuelles ou de la mystique de ses interprétations religieuses ou artistiques.
L’un des symptômes les plus directs de cette auto-adoration est l’éblouissement qui frappe l’homme quand il donne tête baissée dans cette contrefaçon de liberté qui le grise. Pensez donc ! II se découvre dieu, il réalise la puissance mise à sa disposition lorsqu’il utilise son don de »percevoir » d’une façon logique les mécanismes subtils du visible ! L’Univers semble lui appartenir. Pourquoi se refréner, se restreindre dans l’utilisation de cette puissance ? II réalise certes l’importance vitale de rester dans les »limites de l’épure », c’est-à-dire de préserver les équilibres délicats de son environnement, mais il ne sait plus s’arrêter. Comment peut-il maintenir ces équilibres, alors qu’il est lui-même « déséquilibré » dans le sens le plus profond du terme, c’est-à-dire « aliéné » par la perte de sa faculté de discerner qu’il a une dimension spirituelle, une dimension d’éternité ? Mais déséquilibré, surtout, parce qu’il a perdu la « source » de cette vie spirituelle. Se rend-il seulement compte que, coupé de cette communion profonde avec son Créateur, aveuglé quant au sens de la création et de son devenir, il ne peut que détruire cet environnement à long terme du fait que, tout simplement, son environnement interne – c’est-à-dire son âme – est aliéné et malade ? Une source d’eau amère, parce que polluée, ne peut fournir de l’eau douce, et par la même, pollue tout ce qu’elle irrigue. La science sans conscience qui en résulte finira, à long terme, par s’ériger en fossoyeur de l’aventure humaine.
Est-il surprenant alors que la société, et surtout notre jeunesse, se sente prise d’angoisse existentielle ? Tout ce qu’on propose à l’homme pour le sortir du bourbier créé par une science sans conscience, c’est encore plus de science! Ce cercle vicieux, c’est aussi une forme de la « vanité des vanités » (2). Alors certains se jettent dans la violence, le rejet passif, ou l’apathie, ce qui n’arrange en rien le devenir de notre société… L’angoisse réelle derrière la controverse des centrales nucléaires par exemple, au-delà de la question des déchets ou de la sûreté des réacteurs, semble être précisément alimentée par la découverte progressive que nos priorités sont dans le désordre ! La croissance économique ne peut ni ne doit être maintenue à n’importe quel prix! Les besoins énergétiques croissants des pays industrialisés ne traduisent pas nécessairement une forme de santé économique, mais plutôt une maladie, une cécité profonde qui empêche de voir et d’accepter la vérité fondamentale, à savoir que « l’homme ne vivra pas de pain seulement » (3) mais de la Parole de la vraie vie, désaliénée, en communion avec Dieu, la Parole qui seule restaure l’ordre des priorités.
Cette cécité, c’est aussi la vanité suprême. Cependant, l’homme contemporain peut, à la lumière crue d’un éclair de simple bon sens, se rendre compte de ce déséquilibre dans ses priorités et ressentir, au plus profond de lui-même, les affres d’une certaine nostalgie, celle de l’équilibre approprié à son devenir en Dieu ! II comprend alors qu’il n’a pas le pouvoir de revenir dans cette marge d’équilibre avec, simplement, un peu plus de science. Et c’est en cela, dans cette constatation fondamentale, qu’il est ramené à la croisée des chemins, de laquelle il était parti en prenant la mauvaise direction. Ce constat nous place devant la réalité de la croix, que l’incarné-Jésus-Christ, le Fils de Dieu devenu homme, transforme en victoire, en une porte d’entrée dans l’équilibre, l’équilibre de la véritable identité de l’homme et de ses vraies priorités. Cette victoire sur la mort, paradoxe étonnant du triomphe de la vie de Dieu en Christ, s’exprimera par la puissance de la résurrection au matin de Pâques.
Là réside le choix décisif ! Si l’homme, qui constate son impuissance
intrinsèque et en entrevoit les conséquences sur son avenir, écoute et
reçoit la Bonne Nouvelle, alors la vie de Christ entre dans la tombe de son
être, éclairant d’une lumière vive le mensonge absolu qui l’avait piégé, et que
les puissances d’obscurité avaient bâti sur la « vanité des vanités », comme
pour la dissimuler. L’homme est en mesure d’entrer dans sa vraie dimension
en effectuant un demi-tour radical, parce qu’il accepte enfin de se faire
connaître de celui qui est venu à lui. Voilà tout ce que la victoire de la croix
rend enfin possible. La croix n’est pas seulement un remède, ni un palliatif,
aux conséquences de la chute ! Non, c’est aussi la voie préétablie dès avant
la fondation du monde ! C’est la seule porte de sortie de l’aliénation spirituelle
(qui a entraîné toutes les autres) et c’est la seule porte d’entrée dans la
normalité de la création, c’est-à-dire dans ce devenir qui débouchera sur la
perfection, à la consommation des temps et de l’histoire.
Si l’homme, en conséquence de son choix éclairé, assume pleinement
cette mort à lui-même déjà réalisée sur la croix, sans arrière-pensée, sans
compromis avec la vanité et ses illusions, alors tout devient possible; il n’est
pas trop tard, car tel le fils prodigue qu’il est, l’homme « rentre enfin en lui-
même » et peut, de ce fait, acquérir une identité nouvelle – sa normalité –
celle que Dieu lui offre. II n’est pas trop tard, pour que la lumière prévale
contre les ténèbres, même et surtout à l’ère d’un progrès technologique sans
précédent. Cette lumière peut et doit percer les ténèbres d’une science sans
conscience.
(1) Romains 11:36 (2) L’Ecclésiaste 1:2 (3) Deutéronome 8:3